Savez-vous tracer le chemin que parcourt votre eau avant de sortir de votre robinet ? Savez-vous nommer cinq plantes indigènes comestibles de votre région ? Connaissez-vous les cycles lunaires et la durée de croissance de vos plantes locales ? En réalité, quelles connaissances avez-vous de votre territoire, quel lien entretenez vous avec le sol que vous foulez, avec les êtres vivants avec qui vous cohabitez ?
C’est parce que ces questions, tirées d’un questionnaire de 1981, restent aujourd’hui sans réponse pour la plupart des citoyens, qu’il est important de se renseigner sur les idéologies qui questionnent le territoire. Une de ces dernières est le biorégionalisme. Mais qu’entendons-nous donc par là ?
Le biorégionalisme est un mouvement écologiste nord-américain, qui commence à se répandre depuis quelques années à l’international mais toujours absente du dictionnaire français. Pourtant, derrière ce concept se cache de véritables solutions pour reconnecter l’humain à la nature et respecter des territoires trop longtemps malmenés. Mais que signifie réellement une biorégion, et quels sont les impacts de cette pensée ?
Biorégion : définition
Née dans les années 70 aux Etats-Unis, la définition de la biorégion s’oppose à la conception française qui divise le territoire selon des limites administratives et politiques. En effet, on parle ici d’une portion d’espace terrestre dont les frontières sont définies par des éléments et processus naturels, comme la topographie, l’hydrologie ou encore le climat. On y retrouve ainsi des écosystèmes spécifiques et uniques, des types de sols particuliers et des manières d’habiter propres au territoire, et donc une architecture dite vernaculaire. Pour l’essayiste américain Kirkpatrick Sale, qui a fait de la biorégion un de ses fers de lance, c’est «un lieu défini non par les diktats humains mais par les formes de vie, la topographie, le biotope ; une région gouvernée non par la législature mais par la nature».
Une des échelles les plus évidentes est le bassin-versant, c’est à dire l’ensemble de la surface terrestre recevant les eaux qui circulent naturellement vers un même cours d’eau, ou vers une même nappe d’eau souterraine.
Cependant, il est important de comprendre que les limites d’une biorégion ne pas sont pas claires et nettes, ce sont des lignes qui restent floues, et ce n’est pas problématique, au contraire. C’est une notion qui se comprend dans un entrelacement d’échelles et dont la définition comprend des critères multiples, notamment culturels. En effet, une biorégion peut également s’identifier par les relations durables et saines que tous les êtres vivants ont noués à un lieu particulier.
Histoire du biorégionalisme
Pour mieux comprendre cette notion, adoptons à présent une démarche qui ravirait les biorégionalistes, et remontons à la source. A l’origine de cette théorie militante se trouve un groupe de quelques nugae visionnaires, la Planet Drum Foundation. Créée en 1973 dans la baie de San Francisco, cette association de quatre personnes est née de l’impulsion de Peter Berg et Judy Goldhaft, partenaires de vie. Après avoir sillonné l’Amérique et rencontré de nombreux militants écologistes, ils reviennent dans leur métropole avec l’intuition du biorégionalisme, et c’est en 1977 avec le biogéographe Raymond Dasmann que Peter Berg évoque pour la première fois le mot de biorégion.
Cependant, ce n’est qu’une décennie plus tard, avec la publication de Dwellers in the land de Kirkpatrick Sale que ce concept sera théorisé. Cela sera également mis en pratique, notamment avec la création utopique de la Cascadie, une biorégion réunissant la Colombie-britannique et les états américains de l’Oregon et de Washington (ses limites sont floues et d’autres parties du territoire américain sont parfois considérées comme faisant partie de la Cascadie).
En Europe, ce n’est qu’au début des années 2010 que la notion se répandra, grâce à l’architecte et urbaniste italien Alberto Magnaghi qui publie divers textes qui font manifeste de ‘’l’école territorialiste’’, forme modernisée, diluée et critiquable du biorégionalisme. En France, c’est d’abord cette dernière forme du concept qui apparait, et c’est en 2018 que l’architecte et chercheur Mathias Rollot en publie le premier manifeste, Les territoires du vivant, puis les textes du fondateur du mouvement sont traduits et publiés en français. C’est donc un concept tout récent, qui trouve pour le moment un écho relativement limité dans la sphère médiatique et écologique.
Apports du biorégionalisme
Intéressons-nous à présent aux apports que le biorégionalisme peut avoir au prisme des problématiques sociales et environnementales actuelles.
Premièrement, il est important de comprendre que ce concept implique une transformation ontologique totale, se rapprochant de l’écologie profonde et mettant à distance le paradigme anthropocentriste occidental. Il est alors de mise de requestionner la place de l’être humain dans l’écosystème, et les liens que tous les vivants entretiennent entre eux, selon une approche antispéciste.
Le biorégionalisme propose ainsi une déconstruction des solutions écologiques politiques actuelles, à l’instar du ‘’capitalisme vert’’, ici considéré comme inefficace voire dangereux. Ainsi, il n’y aurait pas de réponse unique et universelle à la crise écologique que nous traversons, mais bien des solutions spécifiques à chaque territoire, chaque écosystème, chaque climat.
Cette spécificité des solutions se retrouve également dans la volonté d’adopter une gouvernance décentralisée. En effet, le mouvement permet de lutter contre une mondialisation excessive, en se concentrant sur les richesses de son territoire, de sa biorégion. Cela sort ainsi des modèles économiques capitalistes, libéraux et globalisés, en proposant une gouvernance décentralisée. La prise de décision est alors rebasculée à un niveau local, permettant ainsi aux habitants de s’investir pour le lieu qu’ils occupent et d’adapter les solutions.
De plus, cette approche est également appliquée dans la volonté d’autosuffisance présente dans l’idéologie du biorégionalisme. En effet, cette dernière prône le fait de s’adapter aux ressources présentes sur son territoire et de fabriquer et consommer de la manière la plus locale possible, permettant ainsi de limiter l’impact du transport des marchandises et leur énergie grise.
En terme de construction et d’architecture, le biorégionalisme prône encore une fois une adaptation totale au territoire d’implantation et un changement de paradigme permettant de privilégier des innovations décroissantes, et de sortir du climat compétitif intrinsèque à la pratique architecturale aujourd’hui.
En bref, le biorégionalisme est un mouvement anticapitaliste et antispéciste qui vise à repenser nos existences, nos habitudes et nos territoires pour y inclure le vivant sous toutes ses formes, afin de le respecter enfin.
Limites du biorégionalisme
Cependant, ce mouvement comprend évidemment des limites qu’il est important de préciser.
Premièrement, il est essentiel de comprendre que le biorégionalisme est polymorphique, et qu’il n’a pas de vocation prescriptive. Il ne faut pas tenter d’apposer aux biorégions les critères que l’on connait aujourd’hui des divisions territoriales, avec des frontières précises et rectilignes. C’est une notion fluide, subjective et sensible. Aussi, c’est un courant méconnu, et qui a donc très peu été théorisé, étudié, et contredit.
De plus, il faut également être prudent sur la récupération de cette idéologie, et bien comprendre qu’elle est tout à fait différente du ‘’localisme’’ présenté par certains partis politiques. Loin d’un repli sur soi et d’une souveraineté nationaliste, il faut garder en tête les critères donnés par Mathias Rollot pour définir de manière complète le courant biorégionaliste : il est antiraciste, anticapitaliste, antispéciste, antidéterministe et antinationaliste.
Enfin, certains pourront opposer à ce courant sa radicalité, mais libre à chacun de juger de la nécessité de cette dernière dans un contexte d’effondrement et d’urgence climatique…
Sources de cet article sur le biorégionalisme
Magnaghi, A. 2014. La Biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Paris : Eterotopia
Berg, P. et Dasmann, R. 2019 [1977]. « Réhabiter la Californie », EcoRev’. Revue critique d’écologie politique, n° 47
Rollot, M. 2018a. « Aux origines de la “biorégion”. Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens », Métropolitiques.
Rollot, M. 2018b. Les Territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, Paris : François Bourrin
Van Andruss, Christopher Plant, Judith Plant, Eleanor Wright(ed.) 1990), Home! A Bioregional Reader, Préface de Stephanie Mills, Philadelphia, New Society Publishers, p.29-30. (publication originale dans Coevolution Quartely, n°32 – hiver 1981)
Les veines de la Terre, une anthologie des bassins-versants (Wildproject), 2021, présenté par Marin Schaffner, Mathias Rollot et François Guerroué.
L’art d’habiter la terre — La vision biorégionale, Kirkpatrick Sale (1985, réed 2020, Wildproject).
Le sens des lieux. Éthique, esthétique et bassins-versants, Gary Snyder (Wildproject, 2018)
LEA DUMAS
Etudiante en architecture